Habiter les limites du monde. « Off the Planet » ? par Jérémy Saget

Qualifié en médecine aérospatiale, Jérémy Saget est médecin de vol parabolique et réalise des missions de secours hélicoporté en zones difficiles pour les Nations-Unies. Il promène sur de nombreux terrains son bagage scientifique : master de recherche en sciences de la cognition, facteurs humains, ainsi qu’en « Sciences de la Mésosphère » du programme soutenu par la Nasa « Polar Suborbital Science in Upper Mesosphere », avec certification de l’Embry Riddle Aeronautical University pour opérer l’expérimentation embarquée lors des vols suborbitaux à venir.
Jérémy Saget est passionné par l’Espace depuis son plus jeune âge, et par les problématiques des missions habitées vers Mars en particulier depuis 20 ans. Il a écrit un essai sur le sujet édité dans une anthologie préfacée par John Glenn « Touching the Face of the Cosmos » par Paul Levinson. Il donne aussi des conférences introduisant à la psychologie sociale en missions isolées, confinées en environnement extrême et à « l’expérience de l’Espace pour tous », thème cher aux instructeurs Zero G et à Jean-François Clervoy.
Voici son message à Thomas Pesquet :

L’Espace était certes déjà omniprésent dans chacune de nos vies (météo et observation de la Terre, navigation géolocalisée, télécommunications, réseaux, médecine, imagerie, smartphones, images numériques, transferts de technologie et même sérendipité). Mais depuis Proxima, tu as si bien su le faire comprendre à tous et à faire atterrir en douceur les concrétisations de l’Espace sur Terre, pour nous tous.
Ce n’est aujourd’hui pas non plus un hasard si loin devant les autres pays européens les Français comptent le plus de candidats « ASCAN » – un Français pour 10 000 assume, parce que toi, ce rêve de voler à plus de Mach 25. Ce supplément d’âme tient bien sûr beaucoup à ta personnalité et tout ce que tu représentes désormais pour nous. Plus nous serons nombreux et divers à nous inscrire dans ce magnifique vecteur collectif que représente le monde spatial inclusif, plus les humains auront de chances à grandir le monde.
Ton talent à nous engager, nous ton équipage du vaisseau Terre, dans ton sillage, capitaine maillot numéro 10, à travers les réseaux sociaux contribue sans doute aussi à ce charisme du Kairos. C’est le clin d’œil du savoureux statut « Off the Planet », ton humour étant la plus merveilleuse des contre-mesures aux rigueurs du vol spatial, sachant que jamais ce « off » n’aura été plus connecté à la Terre. Soulignons encore que l’économie du monde virtuel n’est d’ailleurs pas si immatérielle que cela mais particulièrement gourmande en énergie, terres et métaux rares : éviter l’épuisement de notre planète, c’est aussi réfléchir dès à présent aux conditions acceptables d’utilisation des ressources « off the planet », disons de faire descendre quelques propriétés infinies dans un monde qui n’est pas plus fermé qu’il n’est plat…
Si on y songe, la pertinence du vol spatial, réside moins dans notre capacité à t’envoyer avec 600 personnes – sur les 100 milliards d’humains de passage- dans l’immensité de l’Espace qu’à véritablement introduire une nouvelle dimension d’Espace dans l’immensité de cette Humanité. Si celle-ci est donc désormais capable de précipiter un monde fermé, aux ressources limitées, dans la spirale du conflit, du repli, déclin, du retrait d’un présent incompris, elle représente aussi la clef d’un monde ouvert.
C’est l’élan d’un humanisme positif offert à l’Anthropocène lorsque notre temps rejoint enfin l’Espace, il y a 60 ans. Intégrer la dimension verticale à notre environnement, c’est une des solutions possibles aux enjeux environnementaux sociétaux actuels. C’est grandir ensemble là où rien ne s’oppose à l’accroissement d’une sagesse collective. A travers toi, en résonnance complète et complémentarité avec Anne qui, pendant que tu inspires tant, chaque jour et chaque sol, est de celles qui justement sauvent la planète depuis le sol. Il s’agit de rendre éthiquement fertile toutes les parties de l’Univers à notre portée, accomplir ainsi une saine transition de civilisation. Il serait en effet judicieux d’apprendre à habiter un Espace inclusif, les amphibiens de l’ingéniosité que nous sommes devraient s’y habituer dès à présent.
Tout aussi pertinentes, des questions scientifiques majeures, comme celle de la vie dans l’Univers, y trouveront une partie de leurs réponses suivies de nouvelles questions. Les « TP » Alpha (alphabétisation scientifique de haut vol) de « TP » (Thomas Pesquet) provoquent déjà l’engouement des plus jeunes. C’est l’effet Apollo à l’européenne, à la française !
Convergent aussi dans ton aventure tout autant les grandes questions philosophiques (d’où venons-nous ? Où allons-nous ? Qui sommes-nous ? Tu y offres la plus enthousiasmante et incarnée des réponses et tu nous place tous ici dans un champ de conscience collectif élargi, de mise en perspective directe de la situation de la Terre dans l’Espace stimulant la coopération, l’hyperprosocialité, les actions cruciales et impliquées de la protection environnementale, toutes espèces inclues. Sans oublier l’inspiration qu’exprime l’autre mode de connaissance du monde, l’autre vérité : l’Art, où l’on retrouve ton côté « Petit Prince » dans une expérience du désert revisitée. Nos mondes intérieurs conjugués pourront dessiner les contours du monde partagé tant qu’il y aura des poètes et des saxophonistes pour habiter l’espace de l’Espace. Et de chanter « Ground control to major Tom », tel un professeur mousPatch.
Ton charisme de Kairos donc car notre génération a la chance invraisemblable de vivre à un moment très spécial – spatial – de l’Histoire de la vie sur Terre : une de ses espèces, la nôtre, est en mesure de s’adapter aux restrictions de la vie extraterrestre – depuis 4 milliards d’années, tout de même ! Elle dépasse ainsi les entraves biologiques d’une civilisation qui ne saurait être statique : tu es un des plus remarquables pilotes d’une telle civilisation dynamique. Et tu nous y accompagneras jusqu’à la Lune et Mars.
Tu éclaires et personnifies lumineusement notre persévérante nature d’explorateur.
La Terre est un précieux vaisseau spatial parmi le convoi de notre étoile. L’enfance de l’humanité, notre part exploratrice, intuitive, plastique, curieuse, ouverte sur le monde, pourrait en être le capitaine. Numéro 10. Ton aventure parvient à nous décentrer avec tant d’énergie collective positive, d’enthousiasme. Les limites perçues de notre monde ne nous sont finalement imposées que par un monde intériorisé assez illusoire et tu nous montre brillamment cette troisième voie, à commencer par s’autoriser le rêve du vol spatial. Grandir notre monde vers l’inconnu consiste en un mouvement d’expansion propre à l’empreinte de la vie dans l’espace et le temps.
Finalement, la distance proxémique, celle que l’on se construit culturellement, est toute relative, pas si « off the planet » que ça ton année dans l’Espace.
Un voyage vers la Lune et même interplanétaire peut être aussi court pour l’imagination que le confinement sera long dans la réalité rare d’un habitat spatial, et pour toi la cristallisation du rêve trouve tout son sens.
Tu écris la première lettre de ces voyages avec ta mission Alpha.
A la fin de cette mission tu auras volé un an en impesanteur, volé un an à la pesanteur. Les prochaines paraboles partagées ne seront que quelques gouttes de plus, mais je sais que tu ne te lasseras jamais de leur saveur. La capacité d’émerveillement est si réjouissante. Et en impesanteur, nous pesons nos mots.

Jérémy Saget

Crédit : Novespace